Adam Driver pousse la chansonnette dans Marriage story

Les chansons de Stephen Sondheim envahissent séries et films américains. Et c’est chouette…

Dans Marriage story, de Noah Baumbach, disponible depuis peu sur Netflix, Adam Driver, brisé par son divorce d’avec Scarlett Johanson, discute dans un bar avec des amis, puis se met tout à coup à chanter – presque comme dans une comédie musicale – Being alive. Le titre est tiré de la comédie musicale Company, que Stephen Sondheim (et le librettiste George Furth) ont créée en 1970. « Pas d’intrigue, expliquait Sondheim en 2011, mais une suite de tableaux autour d’un homme qui hésite à s’engager affectivement et observe la ronde des couples autour de lui. » Placé juste avant la fin du spectacle, Being alive met dans la bouche de Robert, le héros, la somme de ses réflexions – le mariage est une somme de nuisances nécessaires au fait de se sentir en vie.

Stephen Sondheim, qui aura 90 ans en 2020, est l’un des plus grands compositeurs américains du XXème siècle (et même un peu au-delà). Il a fait carrière à Broadway et dans le West End, plus souvent que sur les scènes publiques, mais son œuvre est bien le chaînon manquant entre comédie musicale et opéra. Le hasard veut que deux beaux moments de télévision (ou de cinéma, ça devient compliqué) rendent honneur à son génie musical – et au fait que, pour lui, la musique ne suffit jamais, elle doit être le vecteur de mots également sophistiqués, donnant au personnage qui les chante une réelle épaisseur psychologique.

Outre qu’il met en valeur le bel organe d’Adam Driver, le morceau (qui ne figure pas, hélas, sur la B.O. signée Randy Newman) synthétise avec émotion les presque deux heures qui viennent de s’écouler, amenant à regretter, peut-être, les concessions que chacun aurait dû faire – « Ça n’suffit pas toujours de s’aimer bien », dirait un autre librettiste phare, Claude Lemesle (in Salut les amoureux). Driver est d’autant plus formidable qu’il joue les dialogues parlés des autres personnages du show. C’est le moment du film où ce dramaturge d’avant-garde, dont le fragment aperçu d’Electre a pu faire peur, est le meilleur metteur en scène – au moins de lui-même…

Billy Crudup et Jennifer Aniston dans The Morning Show

Dans l’épisode 5 du Morning Show (sur AppleTV+), c’est Not while I’m around, extrait du génial – et mieux connu en France – Sweeney Todd, qu’entonnent en duo Jennifer Aniston et Billy Crudup. Aniston a organisé chez elle une soirée de charité : chacun y paye le droit de chanter un extrait de la comédie musicale de son choix, argent reversé aux bonnes œuvres. Billy Crudup, nouveau directeur des programmes du network UBA, véritable Machiavel des medias (j’adore cette expression) n’a pas choisi cette chanson au hasard : c’est un message qu’il passe à son « anchorwoman » vedette : « rien ne t’arrivera / tant que je suis à tes côtés ». En pleine ère post-#MeToo, The Morning show raconte les bouleversements subis par la prestigieuse « matinale » d’un grand network après que son présentateur vedette a été licencié pour harcèlement sexuel. Cet « après » prend la forme d’une lutte stratégique complexe (et passionnante) entre les différents protagonistes pour le pouvoir au sein du media – et cet intermède musical est comme la création d’une alliance, un pacte que les deux personnages scellent.

Le site américain Vulture s’interrogeait récemment sur cette « folie » Sondheim : on entend le plus grand « tube » du compositeur, Send in the clowns (tiré de A little night music) dans Joker, ce qui n’est pas illogique ; jusqu’à Daniel Craig qui, paraît-il, chantonne Losing my mind (du musical Follies) dans A couteaux tirés. Pas d’explication à cette « hype »  si ce n’est l’extrême expressivité des compositions de Sondheim et son exceptionnelle renommée outre-Atlantique. On ne voit guère de personnages dans les films français entonner des chansons (à part peut-être chez Alain Resnais, qui avait demandé à Sondheim de composer la musique de Stavisky). Reconnaître la supériorité d’une chanson, à la fois comme art de la synthèse et vecteur d’émotion, sur une possible scène dialoguée, il faut sans doute être un scénariste très sûr de soi…

Aurélien Ferenczi