Niamh Algar, torturée par les images dans Censor, de Prano Bailey-Bond

L’EXCELLENT CENSOR, À VOIR SUR OCS OU EN VOD, N’EST PAS QU’UNE BRILLANTE RÉFLEXION SUR LE CINÉMA D’HORREUR. IL RESSUSCITE LES HEURES SOMBRES DE LA CENSURE BRITANNIQUE.

La première fois que j’ai vu Censor, j’ai cru que le cadre dans lequel s’inscrit l’action de cet excellent premier film, signé de la Galloise Prano Bailey-Bond, était une extrapolation, voire une complète fiction. Censor explore la psyché tourmentée d’une jeune femme austère, membre de la commission de classification (le terme poli pour censure) de l’Angleterre thatchérienne, commission envahie, essor de la K7 video oblige, par des séries Z transgressives : les premiers films gore, qu’il s’agit d’autoriser ou non, avec coupes ou non. Les films que visionne l’héroïne n’existent pas et l’effet qu’ils ont sur elle, lié à sa propre histoire et faisant basculer le récit vers le fantastique horrifique, est une pure construction romanesque – même si tout n’est pas si invraisemblable, cependant, pour qui a lu David Peace…

Mais renseignements pris, le contexte, lui, est authentique. Au milieu des années 80, pendant une brève période, les VHS, nouveau medium auquel personne n’est préparé, échappent à la censure. A fortiori quand les films ne sont pas sortis en salles. Très vite, les autorités britanniques contre-attaquent, établissant une liste de ce que la presse appelle alors les « video nasties ». Ces 72 films interdits, certains ayant même fait l’objet de poursuites, sont étudiés minutieusement dans l’ouvrage Video nasties (opus 4 de la collection Censure & cinéma, éditions Lettmotif) qui rappelle le contexte de l’époque : une presse populaire qui martèle que, plus on regarde des crimes, plus on sera amené à en commettre. « Un film de vampire transforme un homme en tueur » titre le Daily Mail en mars 1987 ; « le porno fait d’un garçon de 13 ans une bête », The Daily Star, mars 1994.

Le Daily Star fait la chasse aux vidéos d’horreur

C’est l’époque du triomphe des vidéo-clubs et une scène de Censor montre l’héroïne en quête d’un film « nasty » de Frederick North, cinéaste mystérieux dont elle pense qu’il a quelque chose à voir avec la disparition de sa jeune sœur. Elle demande à l’employé s’il ne peut pas lui louer sous le manteau l’un de ces films désormais interdits… En France, les choses étaient sans doute plus simples : Massacre à la tronçonneuse, le plus célèbre des films bannis, a été finalement « libéré » en 1982, période où l’on commence à peine à acheter des magnétoscopes – c’est aussi l’année où Laurent Fabius bloque l’importation des appareils venus du Japon dans des entrepôts douaniers à Poitiers, ce qui entraînera un retard considérable d’équipement des ménages français.

Parmi les « video nasties », il y a des titres aussi divers que La Baie sanglante, de Mario Bava, interdit dans les salles anglaises à sa sortie, finalement édité en VHS en 1994 avec coupes, Ténèbres, de Dario Argento, ou Driller Killer d’Abel Ferrara. Et puis, bien sûr, ce joyau du cinéma bis qu’est Cannibal Holocaust, de Ruggero Deodato (1979) et son odeur de snuff movie et de torture porn. Revisité aujourd’hui (dans un transfert mal désanamorphosé sur Shadowz), le film n’est certes pas très beau à voir, avec ses viols simulés dans la boue et ses kilos d’entrailles d’origine inconnue, mais il y a de quoi s’étonner à la lecture de ce qu’il produisit à l’époque : en Italie, Deodato et son scénariste écopèrent de peines de prison (qu’ils ne purgèrent pas) et durent prouver que les comédiens du film étaient encore en vie, et non pas dévorés par une tribu d’Amazonie.

Ceci n’est pas un crâne (Cannibal Holocaust)

Ce qui est fou, c’est d’imaginer qu’on ait pu croire, à l’époque, que la seconde partie du film, présenté comme le found footage d’un petit groupe d’explorateurs américains, était réellement un documentaire. Quarante ans plus tard, la supercherie saute aux yeux, depuis la « muzak » au mètre de Riz Ortolani jusqu’aux images montées – alors qu’on est censé visionner un matériau brut. On est donc passé d’un monde où les images existaient en nombre limité, via des canaux extrêmement contrôlés, et où leur décodage était plus que balbutiant, à l’infinie démultiplication contemporaine, avec la banalisation et le doute qui l’accompagnent.

Censor rend nostalgique d’un temps où, sans être aussi naïfs que des juges moralisateurs italiens, l’illusion était réelle, c’est-à-dire que la vérité de la pellicule permettait davantage d’y croire que le numérique, où plus rien ne semble vrai. Je me rappelle, justement, l’effet de la vision de Massacre à la tronçonneuse, une nuit chez un ami ; je vous assure que la version Netflix, près de cinquante ans après l’original, n’a pas le même impact. Les films d’horreur ont-ils perdu de leur puissance ? Assurément. Le paradoxe reste que Censor, à découvrir presto sur OCS (il était hors-compétition au Festival de Gérardmer 2022 où il a semble-t-il été peu vu) est l’une des meilleures propositions fantastiques tournées l’an passé, un hommage puissant à l’impact mystérieux qu’une image de fiction peut laisser sur la rétine d’un spectateur, même blasé.

Dans l’abondante production horrifique actuelle, pain-bénit pour les amateurs, Censor se distingue haut la main par l’originalité de son sujet, l’ambiguïté de son récit et surtout la réflexion nostalgique qu’il porte sur le pouvoir des images. « Censeure » au sein de la commission de classification londonienne, Enid est inondée d’hommages horrifiques, qu’elle doit décortiquer, annoter, pour faire enlever ici une décapitation, ailleurs un effet horrifique trop réaliste. Autour d’elle, la société qui condamne violemment ces films et les consomme avec ardeur, entretenant la confusion sur leur effet sur leurs spectateurs. La jeune cinéaste Prano Bailey-Bond joue brillamment sur le rétrécissement du cadre pour faire rentrer son héroïne (impressionnante Niamh Algar) dans la fiction et dans la folie. Impressionnant.