Harry Baur et Jackie Monnier dans David Golder

DANS SON CYCLE CONSACRÉ AU CINÉMA FRANÇAIS DES ANNÉES 30, L’INSTITUT LUMIÈRE OFFRE TROIS SÉANCES DE DAVID GOLDER, CHEF-D’OEUVRE DE DUVIVIER ET REFLET D’UNE ÉPOQUE TROUBLÉE.

Il y a une scène d’une crudité et d’une violence stupéfiantes dans David Golder, le premier film parlant (et méconnu) de Julien Duvivier. Homme d’affaires brutal – son associé, ruiné, vient de suicider – Golder, que joue génialement Harry Baur, s’écroule en quittant le Casino de Biarritz, où il vient de perdre un million, puis de le regagner, y ajoutant une poignée de milliers de francs qu’il a jetés à sa fille, Joyce, coquette capricieuse qui rêve d’une Bugatti. On l’a transporté dans sa somptueuse villa de Biarritz, où on l’a vu, déjà, entouré d’une armée de pique-assiettes n’en ayant, comme tous les autres, son épouse et sa fille comprises, qu’après son argent, les liasses qui gonflent son portefeuille et qu’on transforme illico en alcool, bonne chère, bijoux et voitures. Le médecin qui l’a examiné diagnostique une angine de poitrine, qui pourrait le laisser en vie s’il arrêtait ses affaires : mais de quoi vivraient-ils, tous les autres ?

Étendu dans son lit, affaibli, essoufflé, Golder reçoit la visite de Gloria, son épouse. Commence une dispute conjugale terrifiante, comme on ignorait que le cinéma des années 30 pût en représenter : elle, lui cachant d’abord son mal pour qu’il travaille encore, puis le révélant et se plaignant qu’après sa mort à lui, il ne lui restera rien ; lui s’emportant contre sa cupidité à elle, évoquant le souvenir de la petite juive des ghettos d’Europe centrale aux souliers percés qui a changé son prénom pour devenir cette mondaine dépensière qu’il hait désormais ; elle, sortant son arme cachée, révélant que la fille qu’ils ont eue, cette insupportable Joyce que, pourtant, il aime plus que tout, n’est pas la sienne. Alors, il lui empoigne le cou, menaçant de l’étrangler de son collier de grosses perles. Une étreinte affreuse, celle d’un mourant et d’une menteuse, surenchère de vérité et de cruauté. Il retombera, hagard, sur sa couche.

L’échange figure déjà, en moins ramassé, dans le roman cinglant de la précoce Irène Nemirovsky, dont le film est l’adaptation, texte commencé à 22 ans, achevé à 26 (ce qui ne laisse pas d’émerveiller) et qui est un mélange d’observation et d’autobiographie – Joyce, au fond, c’est un peu elle et elle ne s’en cache pas. Le livre paraît chez Grasset pour Noël 1929, c’est un immense succès, d’autant que le public est abreuvé de nouvelles du monde de la finance depuis le krach d’octobre. Julien Duvivier, 34 ans, déjà prolifique auteur de films muets, s’en empare, en même temps que la scène, dans l’adaptation d’un certain Fernand Nozière, avec, c’est une curiosité, les mêmes comédiens – il paraît que Duvivier se plaignait d’entendre sur les planches des dialogues tout droit tirés de son adaptation. Les deux premières sont quasi simultanées, en décembre 1930, mais le film alors que les faillites se multiplient – on évoque beaucoup celle de la banque Oustric & Cie, fondée par Albert Oustric, dont la chute éclaboussa quelques hommes politiques de l’époque.

Mais David Golder est juif, son parcours est celui d’un spéculateur hors pair, qui a fui les pogroms, vendu de la ferraille et des chiffons dans les rues de New York, acheté peu à peu sa respectabilité en acquérant les signes extérieurs de la grande bourgeoisie, meubles de luxe et villa sur la côte basque. Le livre est-il antisémite ? Irène Nemirovsky, juive elle-même s’en défendra, même si la presse d’extrême-droite utilise le récit pour sa sale besogne. Quand l’œuvre de l’écrivaine sera redécouverte, la critique américaine parlera de la « haine soi du Juif ». Mais Irène Nemirovsky disait décrire une réalité et pas un stéréotype. Et elle mourut en 1942 à Auschwitz.

Julien Duvivier – qui a signé à la fin du muet des films puissamment catholiques – ne prend pas de gants : dès la première scène, il remonte le personnage de Stoifer, le vieux Juif avare qui marche sur la pointe des pieds pour ne pas user ses semelles. Le ton, grinçant, est donné. C’est premier film sonore du cinéaste, qui joue avec les sons en respectant la grammaire visuelle ultra-inventive de la fin du muet. Les scènes biarrotes sont formidables, où chacun exploite la munificence de Golder – non pas un Juif radin, mais un Juif qui doit sans cesse payer pour son statut, comme un cousin, bien moins intégré, de La Chesnaye dans La Règle du jeu. J’avoue une tendresse pour la négociation de David Golder, venu arracher en URSS les droits d’exploitation du pétrole soviétique : c’est son tout dernier coup, et même à l’article de la mort, il mène ses affaires comme on joue au poker. C’est magistral.  

Les trois séances : jeudi 7 avril à 16h30, jeudi 14 avril à 20h45 et mardi 26 avril à 16h30