J’adore cette scène de L’Ombre d’un doute (Alfred Hitchcock 1941), qu’à vrai dire j’avais complètement oubliée. Joseph Cotten, l’oncle Charlie, le « tueur de veuves joyeuses », sait que Teresa Wright, sa nièce, l’autre Charlie, ne doute plus guère de sa culpabilité. Avant de passer aux grands moyens, il tente de la raisonner. Les voici dans un bar de Santa Rosa où la jeune fille n’a jamais eu l’occasion d’aller : même dans la petite bourgade californienne où elle vit sagement avec sa famille, ce morceau d’Americana inventé par Thornton Wilder, il y a donc des bas-fonds, des bouges pour marins enivrés, des lieux de perdition pour jeunes femmes trop audacieuses.

Justement, surgit alors un personnage secondaire inattendu, auquel Hitchcock et ses scénaristes donnent curieusement du temps : Louise Finch, ex-camarade de classe de Charlie, désormais serveuse de bar en bar, sous-entendu en dérapage non contrôlé vers le mauvais côté de l’existence – a fortiori pour Charlie, la jeune idéaliste. Louise est une apparition, l’expression immédiate d’une lassitude, d’un abandon face à la vie, un double maudit de la jeune Charlie, pour qui tout se serait effondré. Elle a dans le visage quelque chose d’Ashley Judd, exagère sans doute une diction traînante et désabusée. Elle personnifie ce que Charlie le tueur lance à la jeune Charlie : « Sais-tu que le monde est une porcherie immonde ? Sais-tu que si tu arrachais les façades des maisons, tu trouverais des porcs ? Le monde est un enfer ! »

L’actrice qui joue Louise s’appelle Janet Shaw, de son vrai nom Ellen Clancy, née en 1919 à Beatrice, Nebraska, où elle est morte en 2001. Elle a mené pendant 25 ans une carrière discrète, faite de deuxièmes ou troisièmes rôles (l’un de ses titres de gloire et d’avoir joué dans L’Insoumise, de Wyler, cinéaste chez qui Hitchcock a souvent puisé ses choix de casting). Son nom n’a pas toujours été cité aux génériques, ou bien, quand il apparaît, c’était son personnage qui n’avait pas de patronyme : elle fut souvent « la fille dans la voiture » ou « l’infirmière blonde ». C’était plutôt une nature, aux bonnes joues, elle fut d’ailleurs désignée « plus joli bébé » de sa ville natale. Mais Hitchcock a vu en elle la possible déchéance de toutes les jolies filles rattrapées par la saloperie du monde. Sacré Alfred !