L’ÂME UKRAINIENNE ? SERGUEÏ PARADJANOV L’A RESSUSCITÉE DANS LES CHEVAUX DE FEU. ET LE POUVOIR RUSSE NE L’A PAS SUPPORTÉ…

Alors, Ivan Dziuba s’est levé et a pris la parole. « La réaction de 1937 est revenue en Ukraine. La crème de l’intelligentsia ukrainienne est arrêtée à Kyiv et Lviv. Honte sur ceux qui nous gouvernent. Que ceux qui veulent protester contre la terreur se lèvent ! » On lui arrache le micro, on le réduit au silence.

On est le premier week-end de septembre 1965, le « dégel khroutchévien » n’est plus qu’un souvenir, les arrestations arbitraires se multiplient. Ivan Dziuba est critique à Literaturna Ukraina, il achèvera bientôt son écrit le plus célèbre, publié d’abord à l’Ouest : Internationalisme ou Russification ? Bien plus tard, il sera ministre de la Culture de l’Ukraine indépendante, avant de mourir, à 90 ans, le 22 février 2022, deux jours avant l’invasion russe.

La scène de 1965 se passe dans un grand cinéma de Kyiv, plein comme un œuf, où sont programmées les traditionnelles Journées du Cinéma Ukrainien. On y montre, enfin, un film serpent de mer, mis en chantier il y a plus de deux ans, objet de toutes les conversations au sein de la communauté artistique de la ville. Il se murmure qu’il ressuscite une identité spécifiquement ukrainienne, loin des canons de l’obligatoire réalisme socialiste exigé par l’URSS. Et on veut vérifier, de visu.

Le film s’appelle, en ukrainien, Ombres des ancêtres oubliés ; en français, quelques mois plus tard, il sera rebaptisé Les Chevaux de feu. Son auteur, Sergueï Paradjanov, a 41 ans : c’est un Arménien russophone, né en Géorgie, qui, après des études de cinéma au VGIK de Moscou, a pris ses marques aux Studios Dovjenko de Kyiv – ils portent le nom d’Alexandre Dovjenko, 1894-1956, le premier grand cinéaste ukrainien.

Aux Studios Dovjenko

À vrai dire, de Paradjanov, personne à Kyiv ne sait bien quoi attendre : il est plutôt apprécié, mais ses premiers travaux sont dans la norme d’un studio qui n’est pas jugé comme le plus créatif d’URSS, loin de là : une comédie musicale rurale (Le Premier Gars, 1959), un mélo situé pendant la guerre (Rhapsodie ukrainienne, 1961), un film de propagande anti-religieux (Une fleur sur la pierre, 1962).

Sergueï Paradjanov dans la plaine ukrainienne

Aux Studios Dovjenko, la tradition c’est d’y faire ses premiers films et de vite filer à Moscou. Paradjanov, lui, est resté. Son collègue Viktor Ivanov l’en remercie : « Je lui aurais donné une médaille du courage pour Le Premier Gars. Personne ne voulait s’approcher de ce projet. Idem pour Rhapsodie ukrainienne, au scénario impossible. Il est le seul à avoir sauvé Une fleur sur la pierre [qu’il a repris en cours de tournage], aujourd’hui c’est facile de se moquer et de se plaindre. »

En 1962, la fille de l’écrivain ukrainien Mikhailo Kotsioubynsky (1864-1913) a écrit aux Studios Dovjenko : c’est bientôt le centenaire de la naissance de son père, pourquoi ne pas le célébrer en adaptant l’un de ses récits ? Et pourquoi pas Ombres des ancêtres oubliés ? Considérant que le fils aîné de l’écrivain est un héros de la révolution soviétique, les studios acceptent.

Publié en 1911, le texte « folkloriste » de Kotsioubynsky raconte une sorte de Roméo et Juliette parmi les paysans houtsoules des Carpates, dans une Ukraine rurale vaguement intemporelle – il est possible que rien n’y ait changé entre le Moyen-âge et la fin du XIXème siècle. Intrigue classique : le père d’Ivan, un paysan pauvre, est tué par le père de la jolie Marichka, un paysan un peu plus riche – un élément social correspondant vaguement aux canons soviétiques. L’amour impossible entre les deux jeunes gens connaîtra une issue tragique…

Comme le note l’historien américain Joshua First, spécialiste du cinéma ukrainien, « confier le film à Paradjanov, cela ne signifie pas qu’il s’agit d’un projet de prestige, plutôt que le studio veut s’assurer que le boulot sera fait. » Mais on est encore en plein « dégel » – qui, donc, va bientôt s’achever : des changements se produisent à l’Agence d’état pour le cinéma ukrainien, le Derzhkino, qui veut désormais fidéliser les jeunes talents, remonter le niveau du cinéma local. Paradjanov y gagne une incroyable autonomie.

Un tournage épique

Paradjanov s’entoure d’une équipe presque 100% ukrainienne – on lui reprochera parfois que ses acteurs soient russes – incluant notamment le peintre expressionniste Fedir Manailo et le dessinateur Heorhiy Yakutovych (qui illustrera une réédition recherchée du livre) comme conseillers artistiques, le poète Ivan Dratch comme garant de l’identité nationale, etc. Et puis le tournage, qui débute à l’été 1963, dans les villages de Carpates où se situe le récit, part en vrille.

Convaincu de son talent, Paradjanov insulte régulièrement ses collaborateurs et/ou les envoyés du studio, disparait parfois du plateau sans prévenir, souvent pour chercher des antiquités houtsoules qu’il intégrera à son décor… ou à sa collection personnelle (quand il sera violemment attaqué, des années plus tard, ces « emprunts » feront partie des chefs d’accusation).

Le principal conflit est celui qui l’oppose à son chef-opérateur Youri Ilienko. La légende évoque même un duel au pistolet, au bord d’une rivière, dont les deux seraient sortis indemnes, mais Paradjanov vainqueur. Ilienko sera un temps viré puis réintégré à un tournage qui prend du retard et explose son budget – il s’agit même de construire une route entre deux villages des Carpates…

Été 1964 : le studio visionne le premier bout-à-bout des Chevaux de feu. Les spectateurs d’hier, comme ceux d’aujourd’hui, sont estomaqués par la puissance visuelle et chromatique du film, les ahurissants mouvements de caméra – comme un doc filmé à l’épaule au cœur d’un passé repeint de neuf. D’une beauté irrésistible, d’une liberté à nulle autre pareil, le film redonne son sens à l’expression dévoyée de « poème visuel ».

Un film conforme au socialisme ?

Mais mettre sens dessus dessous la grammaire dominante du cinéma, n’est-ce pas tourner le dos aux recommandations esthétiques de l’art socialiste ? Et cet éloge de l’âme ukrainienne ne fait-il pas de l’ombre à un homo sovieticus majoritairement russe – en Russie, il était courant d’appeler les Ukrainiens « petits Russes » ? Ce n’est que le début d’un long débat…

Il s’incarne illico, avant même la sortie de septembre 65, autour de la question du doublage : le Goskino réclame une version russe du film parlé ukrainien des Carpates, que Paradjanov refuse absolument, jugeant certains dialogues et les chansons folkloriques intraduisibles. On propose une version sous-titrée – une révolution pour l’URSS. On revient vers un doublage en « voice over » comme c’est le cas avec les films étrangers. Les atermoiements ont duré plusieurs mois.

Durant son exploitation soviétique, Les Chevaux de feu rassemblera sept millions de spectateurs. Un score décevant – oui, vous lisez bien. Mais pas aussi faible qu’Andreï Roublev – trois malheureux millions de tickets vendus. C’est une autre époque et l’URSS est grande. Jusqu’aux années 70, le film sera l’objet d’une controverse critique permanente dans les revues soviétiques. Une querelle façon Masque et la Plume ? En pire : on est dans un pays où rien n’est innocent, où chaque mot soigneusement soupesé peut décider du destin d’un artiste, selon le bon vouloir d’une censure arbitraire.

La critique finira par payer. Entravé de façon permanente dans l’exercice de son métier, voyant la plupart de ses projets enterrés, Paradjanov sera condamné fin 73 à cinq ans de travaux forcés, notamment pour « commerce illicite d’objets d’art et homosexualité ». Il enchaînera des épisodes d’incarcération de 1974 à 1982 devenant, à l’Ouest, un symbole de l’oppression des artistes en URSS. Il s’éteindra en 1990, à 66 ans.

Après l’indépendance ukrainienne, Les Chevaux de feu seront célébrés comme une œuvre majeure de la culture ukrainienne, jusqu’à d’émouvantes et spectaculaires cérémonies du cinquantenaire, à Kyiv, en 2015. Ce n’est pas un film facile : son relatif dédain du récit traditionnel – même si Paradjanov le trouvait encore trop narratif ! – en fait un kaléidoscope d’images dont le fil est d’abord plastique. Mais se retrouver face au monde englouti qu’il fait revivre reste une expérience singulière, que peu de cinéastes égaleront – Malick ?. Avec en prime l’affirmation d’un pays que les circonstances actuelles rend particulièrement émouvante.