Mariano Llinás, Agustín Mendilaharzu et Pablo Dacal en pleine exploration du folklore porteño

APRÈS SON FILM-SOMME, LA FLOR, MARIANO LLINÁS NOUS REVIENT AVEC UN DOCUMENTAIRE LUDIQUE ET RÉJOUISSANT SUR LE FOLKLORE ARGENTIN.

Des nouvelles de Mariano Llinás, enfin. Vous l’aviez oublié ? Moi pas. Mariano Llinás est le « cinéthérapeute » argentin qui a soigné mon mal des écrans à l’été 2018. Il m’avait suffi de m’engouffrer dans son film-monument, La Flor, de le prendre par l’une ou l’autre des ramifications organiques qui en dictaient le savant mouvement – un schéma narratif en forme de fleur – pour guérir une foi dans le cinéma et aussi (et surtout) dans le commentaire sur le cinéma, foi que des circonstances professionnelles répétées avaient rendu un peu vacillante…

Le génie de Mariano Llinás m’était apparu à l’été 2018 dans la brume du Lac Majeur, au Festival de Locarno. Je ne connaissais ni son nom, ni ses films, découvrais un gourou du cinéma argentin, un dandy porteño habile à se mettre en scène, amoureux des récits-gigognes, de l’espionnage et de Tintin, formidable directeur d’actrices – les quatre amies du collectif Piel de Lava dont sa propre compagne, Pilar Gamboa -, disciple de Bolaño et de Spregelburd. Je crois fort aux histoires, et cet été-là Mariano, ou plutôt ses images, m’en racontaient une à deux par jour, m’ouvrant un puits sans fond de délicieuses intrigues fantastiques et/ou amoureuses. Pour ceux qui l’ont raté, il y a un beau coffret dvd/blu-ray de La Flor, qui vaut le voyage (et son prix).

Quatre ans plus tard, c’est par un documentaire, ou plutôt un essai, que resurgit l’ami Mariano, égal à lui-même – je me demande s’il n’a pas pris un peu de poids. Le titre fait ici presque office de programme : Corsini interpreta a Blomberg y Maciel (littéralement : « Corsini chante Blomberg et Maciel »). Explication : Ignacio Corsini (1897-1961), le plus grand chanteur argentin après Carlos Gardel – « avant Gardel », tonne Llinás à l’écran­ -, a enregistré en 1929 des chansons composées un siècle plus tôt par le poète Héctor Blomberg et le guitariste Enrique Maciel.

Le disque qui sert de base au documentaire

Ces chansons sont à la gloire de celui qui fut, de 1829 à 1852, l’homme fort de l’Argentine, le fédéraliste Juan Manuel de Rosas. Despote éclairé ou dictateur ? Pendant qu’il filme un trio de guitaristes et le chanteur Pablo Dacal en train de réenregistrer les titres de Blomberg et Maciel, Mariano Llinás et son chef-op’ Agustín Mendilaharzu épluchent le sens de ces chansons, débattent de la « dictature rosiste », puis partent à travers Buenos-Aires en quête des vestiges (pas forcément spectaculaires) de l’époque en question.

Le film est à la fois documentaire musical, making of dudit documentaire, jeu de pistes archéologique, happening ludique – avec un aplomb très Morettien, Llinás prend plaisir à contredire à peu près tout le monde -, fantôme d’un film historique sur la période – dans des séquences de casting où l’on retrouve notamment Pilar Gamboa -, et aussi brillante leçon d’exégèse. De fait, dans une optique très « marianiste » chaque chanson est une histoire possible, voire un récit romanesque, comme le martyre de Camilla O’Gorman, riche bourgeoise exécutée pour avoir porté l’enfant d’un prêtre jésuite, évoqué dans La Guitarrera de San Nicolas.

Était-on prêt à s’intéresser aux mœurs et exactions fédéralistes ? Est-on en mesure de comprendre précisément ce que ce Cancionero federal a représenté pour l’Argentine aux XIXème siècle, en 1930 et aujourd’hui ? Absolument pas. Et pourtant le film séduit, amuse, déroute, fait de sa liberté une joie. L’énorme appétit de savoir qui l’entraîne et le charme des ballades, qu’on goûte d’autant mieux qu’on en saisit le sens, sont les deux atouts d’une œuvre atypique et attachante, entreprise par des bricolos érudits. Je ne sais pas trop comment cet objet étrange peut arriver sous nos latitudes, si loin de Buenos-Aires, mais si c’est le cas, nous vous gênez pas, pensez à Mariano, pensez à moi.